Présent, Passé, Futur

 

« Le pays natal, c’est un espace qui se déploie dans le temps » affirme l’un des plus grands documentaristes allemands contemporains, Thomas Heise, dans son film Heimat ist ein Raum aus Zeit. Après son Material qui avait marqué la Berlinale en 2009, le cinéaste fait à nouveau sensation dans la section Forum avec cette œuvre consacrée à l’histoire de sa famille. Il démontre avant tout que c’est le film lui-même qui sera ce lieu d’espace et d’histoire, une histoire où se mêlent celle du monde et les histoires individuelles comme s’attachent à l’affirmer également à leur manière les films de Jean-Gabriel Périot et d’Angela Schanelec.

Paroles, images et la manière de les interroger dans le présent seront également les enjeux principaux du film Nos défaites de Jean-Gabriel Périot. L’histoire n’est plus celle d’un siècle allemand mais, plus proche de nous, celle de mai 1968 et des luttes ouvrières dans la France du début des années 1970. Dans le cadre d’un atelier avec les lycéens d’une classe cinéma d’Ivry, le cinéaste, après avoir travaillé avec les élèves sur le cinéma documentaire, leur demande de rejouer et de filmer certaines scènes marquantes issues notamment de La Reprise du travail aux usines Wonder, de Camarades ou de À bientôt, j’espère. Il les interroge enfin lui-même, posant à chacun les mêmes questions sur les fonctions de la politique, du syndicalisme et les idées de révolution et de bonheur. Nos défaites réunit les scènes rejouées et les entretiens filmés.

Dans la France d’aujourd’hui, les hésitations des lycéens et leurs aspirations à un monde meilleur sans qu’ils conçoivent les moyens concrets d’y parvenir peuvent faire sourire certains, tandis que d’autres croiront à une manipulation de l’adulte maître du dispositif. Pourtant, il faut y voir les incertitudes d’une époque où bien peu d’adultes apporteraient aujourd’hui des réponses claires et décidées sur ces sujets. L’idée de faire revenir le cinéma comme un texte théâtral, joué à plusieurs reprises par différents élèves en respectant jusqu’aux bafouillements ou hésitations des personnages originaux, confronte les lycéens à un texte devenu lointain pour eux. Périot réutilise les films devenus documents d’histoire avec les images neuves des corps d’aujourd’hui pour créer autrement qu’Heise un décalage cinématographique productif. Décalage qu’il maintient jusqu’au bout, puisque jamais les images originales des films politiques ne seront montrées.

Dans l’épilogue final, rendu nécessaire par le blocus du lycée organisé en fin d’année 2018 avec le concours des lycéens de la section cinéma, le présent immédiat devient histoire lorsque les élèves-acteurs rejouent la vidéo où leurs camarades de Mantes sont retenus à genoux les mains sur la tête par les CRS. À la volonté de comprendre l’engagement d’hier succède celle d’affronter la violence du présent. Les lycéens ont grandi et mûri. Pas sûr que leurs combats soient définitivement victorieux mais la parole et l’image politique ont fait tout un chemin de 1968 à aujourd’hui pour les participants de l’atelier comme pour leurs spectateurs.

 

Pierre Gras
Criticat
19 février 2019
www.critikat.com/panorama/festival/69e-edition-de-berlinale/?fbclid=IwAR2ji7cQI3qdCYkqRD_eI1-drc1pWl6abaKRZbVkuAhVdDB69spEAnrFgXA